Le plaisir, cette comédie.
Tiède ou brûlant. Jetons un coup d’œil discret dans le théâtre du plaisir, là où se trament nos élans et nos états d’âme.

Rechercher le plaisir, et sentir le doux bercement du bonheur : voilà ce qui oriente toute âme vivante. Petits kiffs ou longues extases. À déguster sur l’instant ou à stocker comme des provisions, on remplit notre panier de ces fruits délicieux que le quotidien daigne parfois nous offrir, par-ci, par-là. Cette douce sérénade sait nous élever mais cache parfois bien son jeu.
Dans notre corps, comme dans tout ce qui compose l’univers, tout n’est qu’échange. Parfois les éléments s’agrègent et se solidifient, parfois ils se consument, au cœur même de nos cellules. Certaines choses nous construisent, d’autres nous diluent, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Jetons un coup d’œil discret dans le théâtre du plaisir, là où se trament nos élans et nos états d’âme.
Acte I - Première fois.
Cette sensation est universellement admise : rien ne vaut la première fois. L’enfance est une succession ininterrompue de premières fois. Et ce vertige façonne véritablement notre rapport au monde. Jeune adulte, la liste se resserre. Premier voyage, premier amour, premier baiser, premier concert. Le monde est un puits infini de première fois pour les plus curieux. Mais dans nos vies rangées, le spectacle finit par tourner en rond. Plus tard, on apprend à goûter la subtilité, à la profondeur de l’existence. Non par sagesse, mais par nécessité. Peut-être parce que toutes les cartouches ont été tirées, et que l’adaptation hédonique nous force à trouver du relief là où il en reste. Les enfants, eux, n’ont que faire des nuances : la vie leur offre l’éblouissement brut. Pourquoi choisiraient-ils le tiède et le subtil, quand chaque jour leur donne l’intensité pure ?
Quand le cerveau vit quelque chose de totalement nouveau, il ne peut rien prédire. Pas de schéma neuronal automatisé. Ce flou déclenche ce qu’on appelle une erreur de prédiction : l’écart entre l’habituel et l’inattendu est à son maximum. Résultat : un pic dopaminergique massif, qui grave l’instant dans la mémoire émotionnelle.
Mais dès que l’expérience devient familière, ce mécanisme s’éteint. Le plaisir devient plus tiède, plus attendu. La magie reste parfois, mais elle cesse d’être un électrochoc.
Se laisser dépasser par le plaisir, c’est oublier que le manque renaît toujours de ses cendres.
Acte II - Addiction
Les addictions sont un essai infructueux d’une mise en boucle de la première fois. Un refus de la banalité ou de l’insoutenable légèreté de l’être pour citer l’œuvre de Kundera. Une tentative désespérée de rejouer la scène. Le cerveau, fasciné par l’intensité initiale, tente de la revivre, encore. Mais la dopamine ne suit plus. À chaque tentative, elle s’émousse. Alors on force : on augmente la dose, on raccourcit les délais, on triche avec le manque. Le plaisir devient souvenir, et la quête tourne à la compulsion.
L’addiction, c’est cette étrange capacité à déguiser la souffrance en plaisir. Même quand on connaît la pièce par cœur, même quand la salle menace de s’effondrer, on mise encore sur une dernière représentation. L’expérience du plaisir est tellement ancrée dans notre biologie qu’on préfère se cogner la tête à l’infini plutôt que d’admettre que la magie est passée. Se laisser dépasser par le plaisir, c’est oublier que le manque renaît toujours de ses cendres.
Car le plaisir, en réalité, n’est pas un but. C’est un leurre sophistiqué, un mécanisme de survie. Le cerveau l’utilise pour nous faire bouger, manger, séduire, apprendre : des comportements utiles, parfois vitaux. Mais il ne promet rien. Il suggère. Il insinue. Et c’est cette promesse, plus que le plaisir lui-même, qui nous fait avancer. Même quand ça fait mal. Même quand on sait que ça ne marchera plus. Ce n’est plus le plaisir qu’on traque, mais l’illusion de ce qu’il a été. Une première fois fantôme, dont on devient le propre imitateur. La fonction vitale devient létale. Le sucre se transforme en obésité, le sexe en arme tranchante.
Que retenir de cela ? Que le plaisir n’est pas un outil de la durée. Il n’existe que par doses infimes, et devient poison dès qu’on tente d’en abuser. C’est étrange, comme la nature a doté cet instrument d’une capacité à retourner sa veste aussi vite. Certains ne s’y font jamais, et rêvent qu’au paradis, enfin, ils pourront s’en gaver.
Acte III - Effort
À l’opposé, il existe ces choses qu’on n’aime pas d’emblée, mais qu’on apprend à aimer. La course à pied, l’apprentissage d’un instrument, les sujets complexes, parfois même notre job. On déteste au début, on rame, puis, peu à peu, le plaisir émerge. Il grandit avec la compétence.
Ce sont les plaisirs de l’effort, de la maîtrise, du temps long. Ceux qui exigent qu’on change soi-même pour les comprendre. Dans l’effort, le plaisir vient après la résistance. Il est le fruit d’un remodelage intérieur. On mobilise des ressources, on affronte la difficulté, et le cerveau, à force d’adaptation, réécrit ses circuits. Ce qui faisait peur devient familier, puis agréable. Vous pensez à bannir votre téléphone de la chambre pour ne laisser que des livres sur votre chevet ? C’est bien cela dont on parle : troquer en pleine conscience les petits plaisirs du quotidien par une satisfaction durable. Faire le tri entre les fruits pourris et ceux qui sont bons pour nous. La souffrance se transforme en plaisir parce qu’elle a été intégrée, traversée. Ce type de plaisir laisse des traces : il renforce la confiance, la stabilité, l’autonomie.
Et surtout, il ne nous appauvrit pas. Il ne crée pas de manque, il génère de la ressource. À mesure qu’on avance, il ne demande pas plus, il donne plus. Il ne s’épuise pas, il sédimente. Là où d’autres plaisirs finissent par nous posséder, celui-ci nous construit. À condition qu’il reste un choix, jamais une fuite.
Mais là aussi, une tension subsiste : pourquoi devrait-on se forcer à apprécier ? Un plaisir acquis reste un plaisir mérité, mais il peut sembler moins libre, moins vibrant que celui qui nous a conquis sans prévenir.
Acte IV - Amour
Et soudain, toute comparaison devient futile. Voici le mystère ultime qui échappe aux règles. Ni choc initial, ni apprentissage douloureux. Il peut naître d’un regard, d’un silence, et pourtant ne cesse de croître avec le temps : l’amour véritable. Plus profond, plus fluide, plus juste. Là où la plupart des plaisirs s’épuisent, l’amour s’épanouit. Il ne cherche pas à revivre la première fois, il honore chaque dernière comme la plus précieuse. L’univers est doté de quatre forces, interactions fondamentales : la force nucléaire forte, la force nucléaire faible, la force électromagnétique et la force gravitationnelle. Sans faire de cours d’astrophysique, ces quatre principes définissent tout ce qui se passe dans l’univers, jusqu’au mouvement du moindre atome. Rien ne peut y échapper. Sauf l’amour. L’amour semble être cette cinquième force, indépendante. Objet de l’univers au secret encore non identifié. Tout simplement parce que quand on donne, on ne perd rien, à l’inverse du principe de Lavoisier.
Il est vain de définir ou d’explorer ce mystère inépuisable, mais il nous sert ici d’étalon. Car là où le plaisir est une simple fonction biologique, l’amour semble transgresser notre condition. Il dépasse la logique du manque ou de l’effort, et nous donne un indice : certains élans dépassent nos limites.
Acte V - Passion
Quand chaque plaisir facile coûte et que tout effort paye, comment dépasser la règle implicite du donnant-donnant ? Comment pénétrer un quotidien plus dense, plus vibrant, qui nous élève et nous donne à voir notre propre vie avec un soupçon de fierté, chaque jour un peu plus ?
La passion noble semble être ce point de jonction. Un lieu rare où se rencontrent le plaisir et le regard amoureux. Un endroit où l’intensité de la première fois nous fait la promesse de ne pas s’épuiser avec le temps. Il y a, parfois, des élans, des disciplines, des engagements qui provoquent ce genre de magie : coups de foudre durables, rendez-vous intimes avec soi-même, territoires de transformation. Ces passions-là ne se consomment pas, elles se cultivent. Elles ne comblent pas un vide, elles tracent une direction.
Mais on les imagine lointaines, presque sacrées. On croit qu’elles n’appartiennent qu’aux élus, aux génies, à ceux qui “ont trouvé”. À l’époque du plaisir facile, la passion est devenue une sorte de pierre philosophale : on la cherche, on l’envie, on la croit inaccessible. On nous dit de découvrir ce qui nous fait bondir du lit le matin, comme s’il fallait explorer le monde entier pour espérer enfin tomber dessus.
Mais je pense que l’on se trompe.L’amour n’est pas un bien que l’on déniche. C’est un état, qui s’attise ou qui s'éteint. Une manière d’habiter le monde et de l’éclairer. De la même façon, ceux qui vivent leur passion n’ont pas eu de révélation divine. Ils auraient aimé avec la même intensité une autre voie, un autre champ. Parce que ce n’est pas l’objet qui importe, mais le regard sur l’objet. Ce n’est pas ce qu’ils font qui nourrit les passionnés, c’est la façon dont ils le font. Une façon d’aimer, de creuser, de persister.
Les passionnés ne sont pas des chanceux, ils sont des bâtisseurs. Curieux, patients, courageux. Ils aiment avant de comprendre, ils avancent avant de maîtriser. Ils sèment sans garantie de récolte. Et peu à peu, leur feu intérieur imprègne ce qu’ils touchent. Tout devient vivant. Vivant car tout n’est pas que plaisir, mais ce plaisir sait naître de la volonté d’atténuer la douleur quand elle vient. C’est le superpouvoir des passionnés.
La passion n’est pas un trésor enfoui quelque part, qu’il faudrait découvrir. C’est une qualité d’attention. Une posture face à la vie. Et plus on la cultive, plus elle trace un sillon. Un sillon qui ressemble à un chemin, puis à une voie. Converger vers sa passion, c’est peut-être simplement ça : rassembler les conditions de notre propre élévation. Et accepter que le bonheur ne soit pas une ligne droite, mais une sinusoïde ascendante. Avec des creux, des sommets, mais toujours un peu plus haut. C’est ainsi que nous pouvons surfer la vague sacrée du plaisir.