Vous n’êtes pas manipulés. Réveillez-vous.
Des génies de la manipulation aux mains de sociétés capitalistes s’en prennent à notre libre arbitre ?

Applications addictives, marketing diabolique, publicités persuasives. La rengaine est un classique : des génies de la manipulation aux mains de sociétés capitalistes s’en prennent à notre libre arbitre. Cette pensée limitante est d’autant plus rassurante qu’elle nous permet de nous déresponsabiliser de nos comportements. Et ça, c’est dommage.
L’image d’Épinal de l’expert en neurosciences diabolique, employé par un géant du digital ou une puissante marque, est un très bon candidat pour nos fils LinkedIn ou nos conversations de machines à café. Le genre de déclaration immédiatement admise, sans remise en question. Les sournois capitalistes cherchent à contrôler le monde et asservir une large population. Tout est réuni pour satisfaire nos élans de Calimero.
Le succès de ces gigantesques machines à clic est bien réel. Nous consommons des trucs peu utiles, voire déconseillés. Nous déconscientisons l’utilisation de ces applications. C’est mauvais pour nous, ça nous fait rarement du bien, et nous le savons.
C’est d’abord pour cela que nous cristallisons nos aigreurs sur un fautif évident et facile à identifier : le grand algorithme qui souffle et crache son feu, terré au fond d’une caverne, tel un dragon maléfique aux mains de quelques dresseurs des enfers. Le malin manipulateur devient la cause de nos terribles faiblesses.
Voilà, ce n’est pas notre faute. C’est lui. C’est elle. Ceux qui travaillent pour Facebook, Google ou McDonald’s si on élargit la réflexion à la malbouffe. Derrière ce sujet souvent caricaturé se cache pourtant une réalité bien plus banale : toutes les entreprises cherchent à améliorer l’engagement de leurs produits, parce que leur modèle économique en dépend . Et ça n’a rien de maléfique, ni d’inconcevable.
Acceptons juste un fait : qui vient au travail le matin en se disant “Je vais faire en sorte d’être moins bon que la veille, d’abaisser mon niveau, de perdre ce projet, de pénaliser mon équipe, de diminuer mes résultats, de contrarier ce client” ? Tout employé sain d’esprit a pour objectif de progresser, d’avancer. L’humain, ne fonctionne pas autrement. On appelle ça la valeur ajoutée. Tout le monde est à sa recherche, du designer qui attend son augmentation jusqu’à l’actionnaire qui espère ses résultats. Et c’est un travail d’équipe. Le travail de dizaines, de centaines ou de milliers d’employés selon le modèle, voulant simplement se prouver qu’ils sont compétents, et rentrer chez eux avec le sentiment du travail accompli.
On attribue souvent l’addictivité d’une application à un dessein d’une entité mal intentionné, soutenue par des experts de la manipulation comportementale. Vous l’entendez, vous le lisez, et vous le répétez peut-être. En réalité, ce n’est pas tant une conspiration qu’un simple effet de logique. Chaque employé a un rôle spécifique (UX designer, data scientist, marketer, développeur…), et tous optimisent leur partie du produit avec pour but commun de le rendre plus efficace, plus attractif. Si les gens sont compétents, ces améliorations finissent par augmenter le temps de consommation, et les comportements addictifs sont perçus comme un succès, surtout quand le modèle économique repose sur le temps d’écran (publicité, abonnements, etc.). Imaginez que vous lanciez une recette dans votre nouvelle pâtisserie. Les files d’attente s’allongent, tout le monde veut y goûter. Voudriez-vous retirer ce dessert, ou chercher à reproduire ce qui a fait son succès ?
"Il est extrêmement difficile de créer un produit qui connaît du succès. "
Le vrai débat se situe là : où place-t-on la responsabilité ? Sur les individus qui conçoivent ces produits ? Sur les entreprises qui en tirent profit ? Ou sur les utilisateurs qui en font usage ? Et surtout, à partir de quand un design devient-il “malsain” ? Il est extrêmement difficile de créer un produit qui connaît du succès. Cela va nous décevoir, mais il n’existe pas de génie malsain capable d’expliquer clairement comment manipuler les foules et devenir ainsi millionnaire. Meta (Facebook) est pétri de talents, comme les autres géants de la tech, mais le nombre d’essais infructueux pour améliorer leurs produits est gigantesque. La manière dont ils progressent, on appelle ça l’A/B testing. L’un des ingénieurs, concepteurs, ou une équipe a une idée pour améliorer ce qui s’affiche sur l’écran des utilisateurs. Alors on teste une version A, puis B, puis C, puis D, X, Y… des centaines de variations dont les résultats sont analysés. Le décideur observe les résultats des tests. Il agit par simple bon sens, logique et professionnalisme. Pourquoi retenir l’option qui n’a pas obtenu le meilleur score? Cela ne fait aucun sens.
Et voilà la recette. Multipliez ce bon sens par l’ensemble des collaborateurs, et vous avez la raison pour laquelle les meilleurs produits de la tech progressent de jour en jour et captent de plus en plus notre attention. Le comportement humain est d’une complexité folle. S’il existe des principes de base identifiables, une personne ou un petit groupe de personnes n’a pas la capacité de manipuler la terre entière, au sens où le cliché journalistique veut nous le faire avaler. Et ça n’a rien d’une science exacte. Avec les meilleurs talents de la Silicon Valley, Instagram a encore beaucoup de mal à égaler la qualité de l’algorithme de TikTok. C’est une tâche extrêmement difficile, tributaire de la capacité de milliers d’ingénieurs, chefs de produit et designers à faire un peu mieux que la veille.
"Savoir ce qui va donner envie au consommateur de choisir et de rester fidèle à un produit est très aléatoire et complexe"
On affirme avec la même certitude que l’industrie de la publicité nous manipule, nous pousse à acheter ce dont nous n’avons pas besoin, en s’immisçant sournoisement dans nos têtes. De la même manière, on pointe du doigt des experts de la manipulation, censés avoir décodé en profondeur les failles de l’humain. Il se trouve que j’ai créé une agence de publicité. J’ai été en compétition contre d’autres agences pour remporter le budget d’un annonceur. Pour gagner, le jeu est simple : il faut convaincre le client que notre idée de campagne est la meilleure, et qu’elle va faire vendre plus de produits. Mais devinez quoi ? C’est extrêmement difficile et aléatoire. Bien sûr, vous pouvez tirer parti de campagnes passées ou de chiffres concrets, mais savoir ce qui va donner envie au consommateur de choisir et de rester fidèle à un produit est très aléatoire et complexe. Les facteurs et biais de décision, et toute l’imprédictibilité de votre “cible”, font que rien n’est moins sûr que le fait que la marque vendra ses produits. Le génie marketing, le fautif, l’omnipotent, employé d’une grande agence ou d’une multinationale, tel que vous l’imaginez, n’existe pas.
Oui, les entreprises de la tech, du marketing ou du jeu vidéo s’appuient sur la psychologie et les neurosciences pour capter l’attention. Notifications, likes, effets de rareté, FOMO ou scrolling infini : tout cela exploite des biais connus pour stimuler notre cerveau. Plus une entreprise est riche, plus elle peut affiner ces mécanismes en s’appuyant sur des experts. Certains sont célèbrement sortis de ce système pour le dénoncer : Tristan Harris (ancien designer chez Google, devenu critique de l’économie de l’attention) ou B.J. Fogg (psychologue ayant influencé le design des interfaces persuasives). Mais au final, ils ont tout intérêt à romancer un peu l’histoire… pour assurer leur nouveau business de conférencier.
Souvenez-vous d’une chose : il est bien plus facile d’expliquer et de justifier les ficelles d’un succès après coup que de le reproduire à chaque fois. C’est parce que la nature humaine est mouvante. Elle est moins prévisible qu’on ne le pense. Au final, que retenir de tout ça ? Peut-être pouvons-nous reprendre un peu de hauteur sur nos accusations ou nos plaintes. Soyons moins infantilisés, et plus responsables de nos actes et de nos consommations. Le succès et la progression des meilleures entreprises, et de leurs meilleurs produits, relèvent d’un mouvement naturel, collectif, parce que chacun désire gagner un peu plus que la veille, et progresser. À titre individuel, être en constante progression, c’est garder la main sur ses décisions.
Arrêtons de répandre l’idée que nous n’avons pas le contrôle sur nos vies, et de jouer les victimes. Non, il n’existe pas un bataillon de scientifiques dédiés à rendre les gens accros de manière machiavélique. Les neurosciences influencent le design, oui. Mais la plupart des décisions viennent surtout des départements marketing et produit, qui testent ce qui fonctionne le mieux. Les neurosciences ne permettent pas de “contrôler” les gens. On peut favoriser certains comportements, mais pas garantir une addiction systématique. L’humain reste imprévisible. Si c’était aussi simple, toutes les apps fonctionneraient aussi bien que TikTok ou Instagram. Or, beaucoup échouent à captiver le public. L’intention des entreprises n’est pas de créer des addictions, mais de maximiser l’usage. Toutes les entreprises, y compris la majorité qui échouent, veulent que nous passions du temps sur leur produit pour générer du revenu (via pubs, abonnements…).
Il y a une base scientifique réelle derrière le design des plateformes, mais pas une manipulation totale orchestrée par de mauvaises personnes. Si c’est ce que vous croyez, alors c’est que vous voyez un peu trop le monde comme on peut le simplifier dans les contes pour enfants. Reprenez conscience de votre consommation, de l’utilisation de vos applications. C’est vous le maître à bord. Ne vous assoupissez pas sur un vilain rêve. L’addiction ou la consommation passive sont des témoins de nos faiblesses. Et c’est à nous de régler ça, pas à Marc Zuckerberg.